
Quel florilège : Rois, Princes, Ducs, se sont passionnés pour ce site exceptionnel dominant la vallée de Seine. Chacun y a laissé sa touche, n’hésitant pas à rebattre les cartes, tant du château que du parc. Mais aussi, à l’inverse, que d’épreuves, de confiscations, de ventes forcées, de pioches de démolisseurs, avec pour finir la soldatesque teutonne! Ce domaine n’est fait que de capitoles et de roches tarpéiennes! Bizy ne pouvait connaître un sort banal!
Au départ un fief, à l’origine en récompense de mérites et de fidélité de la couronne ducale. Il est tenu par les Tilly, auxquels fut donnée la seigneurie de Hastings au soir même de la bataille. Déjà la gloire ! Puis, c’est André Jubert de Bouville, de famille parlementaire rouennaise, qui fait ériger sa terre en marquisat et construit un premier château en 1675, avec son parc à la française.
Cependant, en 1721, Charles-Louis Fouquet, duc de Belle-Isle (et petit-fils du fameux intendant) échange son fief insulaire contre de vastes domaines entourant Vernon. Il n’aura de cesse d’y englober Bizy. Tout comme son aïeul, il a le goût du faste et de la démesure. Il est vrai que le lieu s’y prête, ouvrant sur la vallée de la Seine par de larges perspectives à perte de vue, il donne l’idée d’un immense théâtre, où tout peut se jouer ou s’imaginer. Fouquet ne s’en privera pas ! Il agrandit en effet le parc au prix de 500 achats de terres avoisinantes, plante 7.000 arbres, crée un réseau hydraulique exceptionnel, bassins, bosquets, et jusqu’à une orangerie produisant, en sus melons et ananas !

Cette rosse de Saint-Simon pourra écrire que, d’un “petit lieu” créé par le “bourgeois Bouville”, Fouquet “avoit fait une habitation digne d’un Fils de France”. Ce “Petit Versailles” profite du captage des sources abondantes du plateau, qui s’écoulent par gravité jusqu’à la Seine, une demi-lieue en contrebas, à travers un système complexe de canalisations en plomb desservant fontaines et bassins. Cet ensemble s’avère malheureusement très coûteux d’entretien, l’eau chargée de calcaire finissant par tout colmater!


Orné de spectaculaires chevaux marins, l’escalier d’eau ruisselle de mille éclats pour rejoindre l’élégant bassin du dauphin. Il domine les gracieuses écuries de 1741, construites pour 60 chevaux sur le modèle de Versailles et qui encerclent un remarquable bassin pédiluve. C’est l’œuvre de Constant d’Ivry, grand architecte de l’époque, auquel on doit également le Palais Royal à Paris. Les statues ont été créées par les frères Slodtz, sculpteurs des Menus Plaisirs du Roy.
Aussi Louis XV, qui vient à Bizy en 1749 avec Madame de Pompadour, n’est sans doute guère dépaysé. Ce qui rattrape la visite désastreuse de son aïeul Louis XIV à Vaux-le-Vicomte…
Mais Fouquet, après 40 ans de travaux passionnés, meurt veuf et sans enfant en 1761 et lègue le domaine au Roi, contre reprise de nombreuses dettes. C’est la fin d’une brillante carrière militaire, commencée comme mousquetaire et terminée comme Maréchal de France!
Par un jeu d’échanges, c’est au Duc du Maine, fils légitimé de Louis XIV, que revient Bizy. Célibataire et sans enfants, il le lègue en 1775 à son cousin, Duc de Penthièvre, lui-même dernier des petits-fils de Louis XIV et de Madame de Montespan. Toujours l’ombre du Roi Soleil sur ce domaine de Fouquet! Très fortuné, lui aussi de sang royal, Jean Marie de Bourbon privilégie Bizy comme résidence parmi ses multiples demeures.
Il s’y consacre surtout à la charité et à la prière, ce qui lui vaut une telle affection populaire qu’il échappe à la Terreur. Aussi les Sans-Culottes attendent-ils prudemment sa mort naturelle, en 1793 pour vendre le château comme Bien National : Un cataclysme! Bâtiments démolis, fontaines arrachées, arbres abattus, réseau hydraulique voué à l’abandon…


Est-ce la fin de tout? Non. Bizy va faire mieux que rebondir : Le général Le Suire acquiert ce qui reste du domaine en 1805 et y fait construire un petit manoir. Mais à la Restauration, la Duchesse d’Orléans, fille du Duc de Penthièvre, rachète le château de son père puis le lègue en 1821 à son fils Louis-Philippe, futur Roi des Français. Il en fera l’une de ses résidences favorites. Bizy reprend sa destinée royale, la magie du lieu opère à nouveau.
Le Parc connaît alors une vraie mutation. Le manoir du général Le Suire a été construit dans un axe NE-SO, perpendiculaire à celui du château initial. C’est dans cet angle que seront désormais aménagées les perspectives d’un nouveau jardin à l’anglaise qui se substitue au précédent.

Une entrée principale est alors percée (par laquelle entrent actuellement les visiteurs). La très belle porte des Capucines, ornée de grilles, subsiste fort heureusement en contrebas. Tout comme la monumentale allée de 560 tilleuls, plantée par Fouquet en 1724, qui offre aujourd’hui à Vernon une entrée de ville dépourvue de toutes les laideurs habituelles.
Louis-Philippe, en revanche, touche peu aux bâtiments, si ce n’est l’adjonction de deux élégantes galeries de part et d’autre du manoir.
C’est à cette époque qu’a été construite une glacière, dont la fosse, conique, est profonde de 8,5 mètres, à une cinquantaine de mètres du château, sous les arbres.
La glace y était disposée en couches d’un mètre d’épaisseur, séparées par des lits de paille. Le tout était posé sur un plancher permettant à l’eau de fonte de s’écouler. La glace était recueillie l’hiver dans les bassins du domaine, voire dans la Seine, et permettait de créer des sorbets pendant toute l’année.

En 1858, nouvelle confiscation et nouvelles enchères : C’est au tour de Napoléon III de s’en prendre à la famille royale (N’a-t-il pas été lui-même proscrit et incarcéré?).
Mais suit encore une nouvelle renaissance : Le domaine est repris par le riche baron prussien, Shikler, qui construit en 1860 sur l’emplacement du manoir, une gracieuse et lumineuse demeure dans le style palladien, très prisé à l’époque. On lui doit aussi des aménagements, comme la pittoresque vacherie, au fond du parc, le bassin des Canards, ainsi que deux belles colonnes, face à la maison.
Le Baron meurt en 1908 et le domaine revient à son neveu, Suchet, duc d’Albufera et descendant du maréchal d’Empire, héros de la Guerre d’Espagne. C’est aux mains de cette illustre famille que se trouve désormais le Château.

L’actuelle Cour d’Honneur, véritable bijou, est restituée, telle qu’au XVIIIe siècle, par le quatrième duc, qui hérite de la propriété en 1911: abattage des arbres, adjonction de deux élégants pavillons fermant l’espace, restitution de parterres à la française autour du superbe bassin pédiluve.
Mais arrive une lourde épreuve : En 1940 ce sont les Allemands qui occupent le château. Les bâtiments souffrent, les bassins subissent le gel qui fissure la pierre tendre, le parc est à l’abandon, des arbres séculaires sont pillés. A la Libération, le propriétaire retrouve un domaine en pitoyable état, d’où un certain découragement…. Mais Bizy se relèvera encore : La famille décide d’ouvrir le château au Public en 1969. Seule est aménagée la partie haute du parc, qui sera étendue en 2013. Cette restauration se poursuit grâce à l’actuelle propriétaire, Madame Isabelle Vergé, fille du cinquième duc, et à ses deux fils.
Le parc couvre 30 hectares, en sus des 50 hectares de bois. Plus que de parterres, il est constitué de bosquets et d’allées plantées de tilleuls. Arbres vénérables et jeunes plantations s’entremêlent avec bonheur, formant une suite de paysages et de perspectives. C’est un parc d’impressions et d’émotions.

L’ensemble est rythmé par le réseau sans pareil des bassins et fontaines remis partiellement en eau dans les années 80 au prix de lourds travaux sur les canalisations enfouies. Leurs boulons portent encore l’estampille de Versailles. Il en est ainsi pour la Cascade d’eau, les Chevaux Marins, le Bassin du Dauphin ou la vasque dans laquelle Poséidon (surnommé Gribouille) prend son perpétuel bain de pieds.
Mais plus de jets d’eau ni de fontaines crachantes: le réseau ne supporterait pas les fortes pressions qu’autorise le dénivelé depuis les sources. Le grand bassin de la Girandole, dans lequel se reflétaient les colonnades du Château, n’est pas encore remis en eau.

Sur la pelouse, devant la façade nord du château, on remarque un vénérable Catalpa. Frappé et comme écrasé par la foudre, il rebondit au prix de spectaculaires marcottages. Un symbole de Bizy, d’une certaine façon!
Un Séquoia marque l’emplacement de l‘ancien château du XVIIe. Un hêtre pourpre illumine le paysage. Platanes, Cèdres du Liban et bon nombre d’arbres centenaires alternent avec de nouvelles plantations qui prennent tout juste leur essor.
Napoléon amalgamait ainsi vieux grognards et jeunes recrues.
Particulièrement méritoire est l’initiative de monsieur Denis Vergé : Aidé d’un chef jardinier passionné, il a conçu la promenade de Vénus, entre le château et la route, à l’emplacement de l’ancien jardin à la Française abandonné par Louis-Philippe. En repérant des fossés et quelques tracés vestigiaux enfouis sous les ronces, il a reconstitué un espace à la française. De nouveaux alignements de tilleuls ou de charmes sont ainsi créés, qui se révèlent adaptés au changement climatique et d’entretien facile.
Deux siècles derrière soi et autant devant… C’est l’échelle des jardins historiques.

Ainsi le domaine, passablement démembré par l’Histoire, renaît doucement dans ses deux axes et ses différents styles. Il est classé au titre des Monuments Historiques depuis 1974, avec ses sources, ses sept fontaines, ainsi que le château.

Les arbres enjambent des temps immuables, pourtant traversés de mille tempêtes. L’eau s’écoule… Elle n’est canalisée et contrainte que pour mieux rejaillir de partout. Que d’histoires nous sont murmurées, que de clins d’œil du temps, souvent dramatiques, mais aussi facétieux, que de rêves, et surtout, quelle vitalité!…
Dans la longue histoire de Bizy, chaque fin est aussi un commencement. Le Patrimoine est la jeunesse du monde…
Texte :Jean-Luc de Feuardent. Photos : Château de Bizy
Le château de Bizy, à Vernon, est très largement ouvert au public. Le site chateaudebizy.com présente les nombreuses activités qui y sont possibles, dont des visites guidées de l’intérieur du château. Boutique, salon de thé, collection de voitures à cheval. Contact : Tél : +33 (0)2 32 51 00 82, chateaudebizy@gmail.com.